jeudi 24 septembre 2015

Il était une fois… 1836, point d’orgue du désamortissement, tournant pour le patrimoine ?

L'église de la Vera Cruz, qui deviendra au grange suite à 1836
                Voici un nouveau dossier, dont je dois dire que le sujet n’est pas simple à traiter, mais essentiel pour comprendre le patrimoine de l’Espagne. Je vais essayer de faire quelque chose d’agréable à lire. Penchons-nous sur le désamortissement avec des exemples en Castilla y Leon (ceux-ci apparaissent en gras dans le texte et sont tous cliquables pour accéder à la fiche du monument).

Définition : Le désamortissement, desamortización, correspond à la saisie de biens effectuée par la couronne pour rembourser les dettes publiques (déjà) entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1920. Sont en particulier touchés les biens de l’Eglise. On peut aussi traduire desamortización par confiscation, mais c’est moins courant, ou nationalisation.

Il a d’autres conséquences que le patrimoine, mais c’est sur celle-ci que je m’attarde aujourd’hui car elle joue énormément sur notre parcours touristique. Mais il me faut signaler que les amateurs peuvent aussi se renseigner sur les conséquences sociales par exemple, ou agraires. Revenons-en au patrimoine car sans ce phénomène certains musées que je vous ai emmené visiter n’existeraient pas et certains monuments religieux au contraire seraient, eux, en meilleur état.    
L'expulsion des jésuites, premier acte d'une pièce sans fin ?
                En 1798 le premier pas du désamortissement commence, du moins législatif, les biens communaux sont les premiers touchés. Néanmoins quelques biens ont été saisis avant cette loi, prenez par exemple les propriétés des jésuites, chassés d’Espagne (1767), dès 1769 leurs biens étaient vendus. L’Université pontificale de Salamanque, jusqu'alors tenue par l’ordre récemment exilé, voit près de 800 hectares de ses propriétés rurales vendus. Des compensations pour cette expropriation viendront, mais de l’eau aura coulé sous les ponts. Le deuxième moment, en 1806 touchera certains biens ecclésiastiques mais la loi sera de toute façon abrogée en 1808. J’aurais sûrement la possibilité de venir sur le phénomène dans cette période, dans un dossier sur la Guerre d’Independance. La période bonapartiste du désamortissement, n’est pas négligeable tout de même puisqu’une partie des biens saisis s’en vont en France, adieu donc retables et cloîtres, et bien d’autres œuvres. Il faudra attendre 1813 pour que les biens de l’Inquisition par exemple soient touchés, ainsi que les ordres militaires. Sur ce point les choses ne se font pas en un jour, puisque des monuments comme l’église de la Vera Cruz à Ségovie, dont nous parlions tout récemment, ne sera touchée que par la loi suivante.

Mendizabal et la découverte du patrimoine
La loi de Mendizabal (ministre du trésor puis premier ministre) en 1836 n’est pas la première de ce processus mais elle marque un tournant et frappe en premier lieu les biens ecclésiastiques, principalement fonciers. La suppression, temporaire, de la dîme en 1837 montre bien que la diminution des pouvoirs de l’église est un objectif à la mode à cette époque. Ceci étonne le touriste français d'aujourd'hui, qui constate la ferveur chrétienne toujours très forte et visible en Espagne. Mais oui en Espagne comme ailleurs les ordres religieux et autres institutions de l’Eglise ont souvent fait des jaloux, leur fortune étant souvent colossale à l'époque. Dans le même ordre d’idée, quant à la diminution des pouvoirs de l’église, les couvents d’hommes sont supprimés par décret, excepté quelques-uns donnant des cours aux enfants pauvres ou ayant des missions hospitalières. Les missionnaires des Philippines sont aussi épargnés, d’où la sauvegarde de leur centre principal à Valladolid.

Le centre de missionnaires à Valladolid

La loi eut pour conséquence de créer des stocks énormes d’œuvres d’art saisies aux différents ordres. Voilà donc comment démarre des fonds comme celui du musée national de la sculpture que vous pouvez visiter à Valladolid. La richesse de sa collection fut donc dès l’origine une réalité. Il faut dire que jusque-là le phénomène du désamortissement en avait que faire des biens artistiques, un bien foncier ça se vend mieux, vous comprenez. Les musées provinciaux, qui sont rarement plus que des projets, se voient transférer peintures, sculptures, et autres objets d’art. De même les bibliothèques religieuses sont largement touchées, le cas de celle de Poblet est très documenté. Pour prendre un exemple dans la région qui nous intéresse, à Salamanca on connaît l’importante bibliothèque de l’Université, ce qu’on sait moins  c’est quelle s’est largement enrichie grâce à la saisie des volumes du couvent de San Esteban, qui en possédait plus de 5 000.    
Quant aux édifices religieux le gouvernement ne sait pas toujours qu’en faire… Certains sont vendus à des particuliers, mais pour peu qu’ils soient en bon état et de grande capacité ils deviennent des locaux pour des services publics. Monastères et couvents sont parfois transformés en hôpitaux ou bien en prisons par exemple. Mais il y a une véritable prise de conscience de la richesse artistique de cette architecture sacrée, même si certains ont tout bonnement été rasés pour percer de nouvelles rues. La loi se fait donc aussi le devoir de protéger les biens les plus importants, et met en place des mesures de protection, n’oubliez pas nous ne sommes qu'en 1840 ! L’idée d’une classification naît alors et commence à faire son chemin. Malgré tout, un grand nombre de destructions a lieu.

San Esteban un bijou du patrimoine maltraité par l'Histoire 

Mendizabal continue ses réformes en 1837, cette fois les biens meubles sont plus touchés, en réchappent certains monuments spécifiques comme les palais épiscopaux. Les objets sacrés sont eux aussi saisis ainsi qu’une partie des cloches (celles des églises de couvent).Tout ceci divise la société évidemment, les acheteurs de ces biens sont en effet, purement et simplement, excommuniés. Bilan, on se retourne contre les évêques, qui eux mêmes s’exilent, amenant un impressionnant nombre de sièges vacants. Une nouvelle loi est promulguée en 1855, celle de Madoz, mais ces effets touchent surtout les propriétaires fonciers privés, je ne m’attarderai donc pas là-dessus.

Le désamortissement, quel poids pour l'avenir ? 
Le bilan montre dans notre région que toutes les provinces n’ont pas été touchées aussi brutalement par ce phénomène. Ainsi le nombre de ventes réalisées dans celle de Ségovie équivaut à peine au quart de celles effectuées à Valladolid. Un important exode rural résulte aussi de ce phénomène qui provoque des restructurations importantes dans les campagnes, même si le désamortissement est loin d’expliquer ce fait à lui seul, ainsi en dix-sept ans (1840-1857) Valladolid voit sa population doubler pour atteindre les 40 000 habitants.
Au terme de cet article, trop court pour traiter de tous les aspects de ces mesures, j’espère au moins avoir aiguisé votre curiosité pour ce phénomène historique méconnu en France. Il m’est aussi impossible de savoir si le patrimoine y a gagné ou perdu, je vous invite par contre à me laisser votre avis si vous avez réussi à trancher. Bien sûr il fut dispersé, vendu, perdu parfois. D’un autre coté on voit que ce phénomène fait naître l’idée de patrimoine national, et de protection de ce dernier. Le concept de musée provincial prend racine. On ressent aujourd’hui, quand on voit la prépondérance des collections d’objets issus du culte catholique, cette origine due au désamortissement. Bien sûr il y a des exceptions comme le musée provincial de Soria, mais la plupart de ses homologues répondent au modèle évoqué, un tour à celui de Salamanque vous le confirmera.
J’espère que ce nouveau dossier du mois vous a plu, peut-être un peu trop technique et lourd pour les non-historiens. Rassurez-vous, ce ne sera pas le cas tous les mois. N’hésitez pas à me donner votre avis sur cette rubrique qui n’en n’est encore qu’à son troisième essai, vous pouvez (re)découvrir les deux précédents en suivant ce lien.
A bientôt pour de nouvelles visites.  

Petite bibliographie utilisée pour la réalisation de cet article :

ANGOUSTURES Aline, Histoire de l'Espagne au XXe siècle, Edition Complexe, 1993

CANAL Jordi, Histoire de l'Espagne contemporaine de 1808 à nos jours: Politique et société, Ed. Armand Colin, coll. U, 2014 

ESPINEL MARCOS José, San Esteban de Salamanca: historia y guía (siglos XIII-XX), Editorial San Esteban, 1995

GARCÍA CATALÁN Enrique, Urbanismo de Salamanca en el siglo XIX, Ediciones Universidad de Salamanca, 10 janv. 2015

GEAL Pierre, La naissance des musées d'art en Espagne: (XVIIIe-XIXe siècles), Casa de Velázquez, 2005

JOURNEAU Brigitte, Eglise et état en Espagne au XIXe siècle, Presses Univ. Septentrion, 2002

LAVASTRE Philippe, Valladolid et ses élites: les illusions d'une capitale regionale, 1840-1900, Casa de Velázquez, 2007

MARTI GILABERT Francisco, La desamortización española, Ediciones Rialp, 1 janv. 2003

PEREZ PICAZO Maria Teresa, « Propriété collective et « désamortissement » en Espagne (1750-1900) », in : LES PROPRIÉTÉS COLLECTIVES FACE AUX ATTAQUES LIBÉRALES (1750-1914), Presses universitaires de Rennes, 2003 [Disponible en ligne, consulté le 16 septembre 2015]

REDERO SAN ROMAN Manuel, CALLE VELASCO Maria, Castilla y León en la Historia Contemporánea, Ediciones Universidad de Salamanca, 9 mars 2009

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