samedi 5 août 2023

Une statue diabolique et polémique ?


            Comme promis dans mon dernier article, je vous propose d’aller faire un petit tour à Ségovie. En me rendant au musée Zuloaga, dont nous parlerons dans un autre article, je suis tombée nez à nez avec le diable. Une nouvelle statue que je ne connaissais pas trônait effectivement, dos à l’aqueduc, en haut de la Calle San Juan. Les lecteurs assidus du blog savent combien j’aime me pencher sur l’histoire qui accompagne l’installation de ces statues disséminées dans les rues castillanes. Celle-ci pourtant, que je trouvais relativement amusante, ne me semblait pas pouvoir nourrir un grand article. C’est en rentrant chez moi, en démarrant quelques recherches que j’ai mesuré la dimension polémique de l’œuvre. Asseyez-vous bien, je vous explique comment ce petit diable grassouillet est devenu mondialement connu avant même d’être installé.

            Revenons rapidement sur la légende qui associe le diable à la ville. Je l’avais juste mentionnée dans mon article sur l’aqueduc, en 2014. Je m’étais concentrée sur l’aspect historique, parlons aujourd’hui du mythe. Je ne vais pas trop m’étendre, les guides touristiques papier vous en offriront une version détaillée. La légende donne au diable la paternité de l'aqueduc, en ayant tenté d’échanger ce travail titanesque, réalisé en une nuit, contre l’âme d’une jeune femme épuisée de transporter l’eau. Au matin il ne manquait qu’une pierre, mais l’ouvrage n’étant pas totalement achevé, le diable n’avait pas rempli entièrement sa part du marché et la ségovienne garda donc son âme. Voici la version courte de la légende. La statue représente donc le diable, avec la dernière pierre qu’il n’a pu poser à temps. Celui-ci semble préférer prendre un selfie avec son œuvre en toile de fond plutôt que de finir son ouvrage. Réinterprétation moderne du mythe qui pourra offrir quelques pistes de réflexion sur notre rapport à l’image.


            Pourquoi donc cette représentation a-t-elle suscité autant d’émoi, depuis l’évêché de la ville jusqu’au New-York Times ? C’est José Antonio Abella, originaire de Burgos, qui a proposé cette œuvre à Ségovie où il réside. L’ancien médecin, écrivain et sculpteur amateur avait trouvé l’inspiration dans une figure humoristique placée dans une cathédrale allemande. Comme l’aqueduc de Ségovie, le monument croisait le diable dans son mythe originel. Une statue avait été installée dans les années 1990 dans le monument allemand. José Antonio Abella décide donc, sur son temps personnel, de créer un diable pour l’offrir à la municipalité, qui conservera gratuitement les droits d’auteur. Une entreprise s’est engagée à couvrir le coût de la fonte de la statue, 9000 € tout de même.  

            La nouvelle statue n’est pas encore en place que, courant 2018, des voix s’élèvent contre elle. N’offense-t-on pas une partie des catholiques en dédiant une statue au diable ? C’est ainsi que l’a ressenti une partie des paroissiens du quartier et, plus largement, de Ségovie. De là, tout le monde s’en mêle, pétition sur le net, affaire relayée dans la presse, intervention de l’évêché. La machine médiatique s’emballe et le sculpteur est assailli de sollicitations pour des interviews. Celui-ci est terriblement surpris et souhaite rester en dehors de la polémique. Dans la presse, les soutiens et les opposants farouches de la statue listent leurs arguments. Sentiment religieux offensé, emplacement dangereux près du parapet, œuvre incompréhensible, incitation au tourisme satanique sont autant de raisons avancées pour empêcher l’installation de la sculpture. Plusieurs recours juridiques auront lieu, même après l’inauguration de la fameuse statue. Finalement en 2020, la justice a définitivement clos l’affaire en estimant que le diable n’était pas une « atteinte aux sentiments religieux », appellation juridique avec laquelle on ne rigole pas en Espagne. L’auteur, quant à lui, a indiqué que le seul qui pourrait se sentir offensé serait le diable lui-même, il n’est, en effet, pas représenté d’une manière très méliorative.  


            Aujourd’hui le diable n’a pas bougé mais cette affaire internationale a été un formidable coup publicitaire pour le travail de l’artiste et surtout pour la ville de Ségovie. Cette réclame gratuite sur tous les continents fait connaître la ville à Taiwan, en Nouvelle-Zélande, en Chine, en Russie… Ce petit diable va donner une notoriété à Ségovie qui est alors évoquée dans la presse sur des médias nationaux comme la BBC ou CNN. Certains considèrent que l’attrait des touristes pour ce diable attire aussi des visiteurs dans un quartier moins prisé jusqu’ici. Quatre ans après son installation, la statue fait partie des attractions de la ville. Si je suis tombée dessus par hasard, il semble que la plupart des touristes en ait fait un but de promenade.

            Ce n’est pas un détour indispensable à mes yeux, mais c’est une étape amusante lors d’une promenade. Je ne sais pas s’il arrive qu’il y ait des embouteillages de touristes devant ce diable, quand j’y suis allée j’étais seule mais le temps était gris et la pluie menaçait. La mairie souhaitait proposer un deuxième axe de circulation des visiteurs, je ne sais pas si cela a réellement fonctionné mais c’est une tentative intéressante.

Je vous souhaite une belle découverte de la ville et je vous retrouve bientôt pour un nouvel article.



Pour aller plus loin :

BORASTEROS Daniel, « Satán revoluciona Segovia: bronca por una estatua que "hiere el sentimiento religioso" » in elconfidencial.com le 22 décembre 2018

GOMEZ Alvara « La escultura del diablo presidirá la calle San Juan » in elnortedecastilla.es le 24 octobre 2018

LOPEZ Miguel Angel, « Este es el diablillo alemán que ha inspirado la estatua que se instalará junto al Acueducto » in elnortedecastilla.es le 27 octobre 2018

LOPEZ Miguel Angel, « La controversia por la estatua del diablo de Segovia llega a Nueva Zelanda, China y Sudáfrica » in elnortedecastilla.es le 16 janvier 2019

MARROQUIN Alberto, « El diablillo de Segovia, absuelto de sus 'pecados' » in elcorreodeburgos.com le 25 octobre 2010

MOREL Sandrine « En Espagne, le diable sur le banc des accusés » in  lemonde.fr le 12 février 2019.

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